En guise de consignes de sécurité, elle prend d’une main la scie stridente et l’approche de l’autre pour me prouver que la machine n’est pas dangereuse.
Cet avertissement est supposé me rassurer. D’un geste confiant, l’infirmière entame la désincarcération de la cheville après plus d’un mois d’enfermement. Une saignée de chaque côté du plâtre, quelques coups de ciseaux et d’écarteur et la voilà libérée.
Le pied comprimé s’autorise enfin une expansion, il retrouve petit à petit son volume pour se réinsérer dans son environnement. On lui permet de prendre l’air, de revoir la lumière. Mais attention, il ne s’agit là que d’une libération conditionnelle.
Les rayons x devront révéler son aptitude à s’assumer seul, à ne plus dépendre de béquilles et déterminer sa capacité à être fort, à être un allié sur qui on peut compter et en qui on peut avoir confiance.
Dans la salle d’attente, je pose le pied délicatement sur le sol luisant de l’hôpital. Pour éviter que le poids du mollet et du tibia ne l’écrase, je glisse les mains sous le genou. La fraîcheur du Marmoleum effleure la semelle du pied. Ce frisson agréable traverse l’ensemble de mon corps. Je laisse le poids du genou accentuer l’emprunte au sol pour amplifier cette sensation de bien-être. Un vrai moment d’extase.
L’appel de l’infirmier interrompt mes rêvasseries.
Une radio de face, une autre de côté. Il faudra attendre 10 minutes avant que le résultat n’arrive dans le dossier médical. Le temps nécessaire pour rejoindre le service d’orthopédie.
Les béquilles m’aident à m’imposer dans le box. Je reçois la consigne claire d’attendre sur le lit au fond du local. J’entre dans la pièce. A gauche, le bureau avec l’ordinateur et les paperasses, à droite, le moniteur, la scie circulaire et tout le matériel de torture. Ensuite, quatre tables départagées par des rideaux séparateurs. J’avance dans le dégagement central pour atteindre la zone qui m’est assignée.
Le lit est recouvert d’une bande de rouleau de papier. J’y allonge les deux jambes pour ensuite ramener la cheville endolorie vers la cuisse. Le pied posé délicatement sur le papier reconnait la sensation rugueuse de la surface. Un nouveau moment d’extase. Je mets les orteils en mouvement et le papier bouge. C’est de bon augure pour une libération définitive.
Ces quelques moments de pleine conscience sont rapidement rattrapés par mon impatience.
Je lève la tête et analyse la situation autour de moi. Je constate qu’ils ont casé la Grande Dame dans un recoin perdu du box. Le matériel hospitalier rangé dans cette section date d’avant-guerre. La peinture s’écaille et la table n’est ni électrique ni hydraulique. Au plafond, des traces d’humidité. Le temps d’un instant, je suis replongée dans la quarantaine vécue en Amérique Latine. Me revient soudainement le coassement du crapaud qui rompait le silence de l’ennui.
A rideaux ouverts, j’aperçois devant moi un homme rescapé d’un ancien accident de travail accompagné de son fils. A rideaux fermés, j’entends, à ma gauche, une autre cheville cassée et en face d’elle une étrangère que personne ne comprend.
La cheville cassée quitte rapidement la pièce. Plus que deux patients à évacuer.
Je suis apaisée lorsque j’entends le médecin annoncer au patient d’en face que son bras est bien guéri et que dans 48h il pourra prendre une douche. Il ne manquait plus qu’à attendre que le chirurgien prenne congé du patient et de voir celui-ci quitter le box. Mon optimisme s’évanouit, lorsque le fils exige un certificat médical. Mais pas n’importe lequel, un exemplaire de ceux qui n’existent pas dans le système. Un certificat d’incapacité de travail… pour pensionné ! Une demande ne pouvant provenir que d’un médecin expert. Quand je comprends l’absurdité de la requête, je crains de devoir passer la nuit au box pour cause de lourdeur administrative.
Heureusement, le chirurgien est vif d’esprit. Il rejoint le coin bureau pour rédiger un certificat à partir d’une page blanche. A partir des chuchotis incompréhensibles, je déduis qu’il est continuellement interrompu par les collègues et les patients. Un coup d’œil à ma montre, l’aiguille a déjà parcouru plus de la moitié du cadran. Je soupire.
Muni de leurs documents, le pensionné et son fils quittent la pièce. Reste à s’occuper de l’étrangère.
Les rideaux séparateurs me cachent la dame qui s'explique tant bien que mal dans une langue que le corps médical ne comprend pas. On appelle le service traduction, mais personne ne répond. Je sens que l’après-midi va être longue.
- « Quelle langue parlez-vous, madame ? », articule le chirurgien à voix haute.
Je tends l’oreille.
- « Bulgare », répond la dame.
Dépité, le médecin voit le retard sur son agenda exploser.
- « Je ne parle pas le bulgare. Parlez-vous une autre langue ? »
- « Espagnol »
Le chirurgien enchaîne tout aussi désappointé.
- « Je parle un poquito l’espagnol, mais pas assez pour pouvoir vous expliquer votre situation »
Mon heure de gloire a sonné. Je vais nous sortir d’affaire. Je me positionne de sorte à pouvoir attraper les béquilles et crie du fond de ma quarantaine :
- « Moi… moi je parle l’espagnol »
Le toubib s’assure que sa patiente est disposée à partager des informations personnelles avec une inconnue. Elle acquiesce.
Animée de l’envie d’accomplir une mission, je quitte ma zone à l’aide des béquilles. Je m’approche de la patiente. Ce que je vois m’effraie. Un frisson désagréable me traverse le corps. Les béquilles m’imposent un temps d’arrêt.
Je n’avais pas réfléchi à ce qui pouvait arriver. Je voulais simplement gagner du temps.
Le pied de la patiente était délicatement posé sur le papier recouvrant la table. Les cinq orteils étaient nécrosés, d’un bleu violet virant vers le noir. Mais qu’est-ce qui était arrivé à cette dame ?
Le chirurgien m’embarque dans son équipe et me demande :
- « Etes-vous prête ? »
Avais-je encore le choix ?
J’acquiesce d’un regard complice et appliqué. Il m’explique qu’il s’agit d’une destruction des tissus due à un ralentissement prolongé de la circulation artérielle. Une obstruction des vaisseaux sanguins en quelque sorte.
Ce que je résume par
- « Las venas estan tupidas », les veines sont bouchées.
Le chirurgien se satisfait de la traduction et continue.
- « Il faut attendre que l’évolution de la gangrène se stabilise avant d’effectuer l’intervention. »
La gangrène. Une intervention. Le regard stoïque, je traite cette information en silence. Le médecin comprend mon désarroi et la dame devine la peur dans mes yeux. Inquiète, elle demande :
- « Que ha dicho ? », qu’a-t-il dit ?
Je reformule l’explication avec empathie et me détends lorsque je comprends qu’elle sait qu’il s’agit de gangrène. Ce soulagement me libère.
La main droite hachant les phalanges de la main gauche, je lui annonce d’un geste net qu’il faudra lui couper les orteils. Je réalise après coup la manière un peu abrupte de transmettre le message. Elle me demande :
- « Y es grave ? »
Est-ce grave ? Se faire couper les orteils ?
Sans même consulter le chirurgien du regard, je rétorque aussitôt :
- « Naaaaa, eso es cortar y ya », noooon… il s’agit juste de couper et puis c’est tout.
Cette explication peu tragique semble la satisfaire. Le médecin ne vérifie pas le contenu de mon intervention car je lui lance un regard rassurant. Celui qui dit :
- « T’inquiète, je gère »
Tout le monde semble content.
Il se pourrait que l’intensité émotionnelle de cette consultation ait été plus forte pour moi que pour la future amputée. Ou alors, la femme est tout simplement sous hautes doses d’anxiolytiques.
C’est à mon tour. Je prends place sur un des lits modernes. Les radios sont bonnes. Une attelle doit assurer la bonne réinsertion de la cheville. L’avenir de mon pied est bien plus prometteur que celui de nombreux autres. Je libère les lieux, soulagée et extrêmement reconnaissante.
***
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